Bach, J.S. (1685-1750) La Messe en Si mineur. Un parcours historiquement informé.

La grande Messe en si mineur de Bach est considérée comme un monument dans l’histoire de la musique. C’est une oeuvre magistrale et inspirante, d’un impact immédiat sur l’auditeur. Du Kyrie jusqu’au Dona nobis Pacem, la « Missa tota » est un parcours spirituel et humain auquel tous peuvent s’y engager. Elle n’a cessé d’être analysée dans tous les sens, interprétée de toutes sortes de manières. Sa genèse est complexe, Bach ayant mis plusieurs années pour la compléter. Le Kyrie/Gloria fut composé en 1733 en vue d’un poste à la cour de Frédéric-Auguste II à Dresde. Ce n’est qu’en 1749 qu’il la compléta, et contrairement à ce que l’on croyait à propos de l’Art de la Fugue, elle serait ici sa partition ultime sur laquelle il a travaillé. Bach l’a conçu en intégrant ses meilleurs morceaux d’oeuvres antérieures à des compositions nouvelles. Ce patchwork, disparate à première vue, forme un tout d’une cohésion remarquable et s’harmonise parfaitement au récit liturgique. Pour ce dossier, un nombre restreint d’interprétations est proposé car le choix est vraiment trop vaste! Les premières versions issues du mouvement baroque ont été choisies. Elles montrent comment le parcours fut parfois difficile pour rendre justice à cette grande oeuvre universelle. Bonne écoute.






L’enregistrement historique de Nikolaus Harnoncourt (1929-2016) a installé les bases de l’interprétation à l’ancienne. Instruments d’époque, effectifs vocaux respectant les usages baroques, articulation et phrasé revue et corrigée, cette exécution dite « authentique » a profondément bouleversé les conventions. Harnoncourt s’est adjoint une formidable équipe de chanteurs. Les Esswood, Equiluz et Egmont sont entrés dans la légende et poursuivront leur collaboration avec le chef autrichien pour l’intégrale des cantates de Bach. Cette version n’est pas sans défaut, le choeur d’enfant du Wiener Sangerknaben peine à exécuter les passages difficiles et les instruments, qui ne sont pas encore au point, manquent parfois de justesse. Mais il y a une réelle volonté du chef à proposer un dynamisme marqué et emphatique, délivré des versions lourdingues de la tradition. La présence de la contralto Helen Watts est mémorable. Elle apporte à l’austère Agnus Dei une profonde émotion. Teldec. 1969. Appréciation: Très Bien****

Gloria in excelsis Deo

Agnus Dei (Helen Watts, contralto)

Dona nobis Pacem






Le musicologue américain Joshua Rifkin (1944) est connu pour ses recherches sur les exécutions de la musique sacrée du temps de Bach. Selon lui, Bach devait se résoudre souvent à une voix par partie par manque d’effectifs vocaux. La thèse, bien que documentée, reste sujet à caution. Pour plusieurs observateurs, cette façon de jouer la musique de Bach demeure encore marginale. Nous, on veut des choeurs! Néanmoins elle apporte un éclairage différent, une option tout à fait valable musicalement. La réussite d’une oeuvre sacrée de ce calibre dépend bien entendu de la qualité des voix, nombreuses ou pas. Le fragile équilibre d’une voix par partie peut toutefois s’effondrer facilement si l’un des intervenants n’est pas à la hauteur. Ici, les voix solistes sont tout à fait correctes, sans atteindre la perfection artistique qu’on entendra ailleurs. Un ensemble réduit de chambristes accompagne simplement les chanteurs, le tout se déroulant dans une ambiance intime et recueillie. Une version humble et sincère. Nonesuch. 1982. Appréciation: Très Bien****

Kyrie eleison I

Quoniam (Jan Opalak, basse)/Cum Sancto Spiritu

Crucifixus






Gustav Leonhardt (1928-2012). Ce seul nom est garant de la redécouverte de tout le répertoire ancien. Après avoir travaillé une quinzaine d’années sur les cantates de Bach, le chef néerlandais s’est joint à la Petite Bande de Sigiswald Kuijken, auquel s’ajoute un superbe choeur mixte ainsi que des solistes rompus au style baroque. Leonhardt suggère plus qu’il ne dirige. Il écoute, ne s’impose pas, et agit plutôt comme un révélateur. Sa grande connaissance et son expérience sont au service du texte religieux. La lecture est transparente révélant toute la beauté savante et polyphonique de l’oeuvre. Au-delà des passions, l’indéfinissable et le mystère apparaissent au fil de l’écoute. Fascinant. DHM. 1985. Appréciation: Sommet du Parnasse******

Credo in unum Deum

Et in unum Dominum (Isabelle Poulenard/René Jacobs)

Confiteor/Et Expecto resurrectionem






John Eliot Gardiner (1943), chef britannique par excellence, est un grand spécialiste de Bach. Historien, musicologue et auteur, cet universitaire de Cambridge très estimé est aussi un chef d’orchestre exigeant qui ne laisse rien au hasard. Il a fondé le Monteverdi Choir, ensemble vocal d’un niveau virtuose sans précédent. Je ne suis pas un grand fan de cette version, la trouvant trop théâtrale et d’une intensité hors propos. Le choeur semble parfois enragé, vociférant à grands poumons le In Terra Pax! Néanmoins, soulignons sa capacité technique époustouflante, que le chef a poussé au maximum. Le Et Resurrexit est si percutant qui fait l’effet d’un électrochoc! On est impressionné, mais pas nécessairement touché. Les solistes excellent sans toutefois laisser de marques profondes. Une Messe ardente qui surprend encore, 40 ans plus tard. Archiv. 1985. Appréciation: Très bien ****

Gloria excelsis Deo/Et in Terra Pax

Cum Sancto Spiritu

Et Resurrexit






Andrew Parrott (1947) chef britannique, est complètement à l’opposé de Gardiner, et… avec moins de talent. Son travail minimaliste rejoint celui de Joshua Rifkin pour un effectif réduit. Cependant, à l’instar de Rifkin, il double les voix des solistes pour le ripieno. Techniquement, personne ne peut contester cette approche, car du temps de Bach il n’avait probablement pas le choix d’exécuter certaines oeuvres de cette façon. Mais la Messe en si? Vraiment? No way! Qu’importe, l’interprétation de Parrott n’est pas d’un niveau intéressant, les interventions des solistes sont parfois agaçantes, en particulier la soprano II qui vient gâcher ses arias. Il y a des maniérismes baroquisants qui sont maintenant datés et désuets. Les prétentions de Parrott nous ont prouvé que l’historiquement informé n’est pas nécessairement bon! Une version famélique. Virgin. 1985. Appréciation: Moyen**

Kyrie eleison II

Laudamus te (Emily van Evera, soprano II)

Cum Sancto Spiritu






Philippe Herreweghe (1947), chef de choeur belge qui a travaillé avec Leonhardt, propose une Messe d’une plasticité incomparable. C’est vraiment beau, très très beau. Le choeur du Collegium Vocale est d’un raffinement sonore précieux. Leurs vocalises se déclament en toute pureté, comme désincarnées, voire angéliques. Les musiciens sont magnifiques à entendre, leurs timbres sont chatoyants et séduisants. Mais la vigueur et les contrastes dramatiques sont à peine esquissés, mettant parfois l’émotion à l’écart. Avouons le maintenant, l’impression globale sur cette interprétation n’est plus du même impact. Herreweghe a choisi ce style et rien ne viendra troubler cet esthétisme en clair-obscur. Reste que cette Messe s’écoute comme à la lueur d’une chandelle, d’une beauté au caractère unique. Virgin. 1988. Appréciation: Superbe *****

Kyrie eleison I

Domine Deus (Barbara Schlick/Howard Crook)

Cum Sancto Spiritu





La défunte maison de disques Phillips a elle aussi emboité le pas avec l’émergence des interprétations baroques. En plein renouveau, elle proposa un album de luxe avec nul autre que Frans Brüggen (1934-2014) et son Orchestre du 18e siècle. Du même terroir que son compatriote Gustav Leonhardt, Brüggen s’est forgé un style bien à lui qui a changé des choses dans la verbalisation de la musique ancienne. Sa réinterprétation de la Messe en si n’a pas créé de grandes vagues. C’est plutôt une déception dans son cas, car les attentes étaient grandes. Elle ne se distingue pas réellement des autres. L’exécution globale est juste, le ton est majestueux et généreux. Les solistes brillent, quoique en retrait, et le choeur bien en chair répond parfaitement aux intentions. Les tempi sont réguliers, mais trop linéaire et prévisible. La musique se déroule sans surprise et Brüggen semble avoir dosé le tout avec prudence. Les ingrédients sont pourtant tous là, mais la magie n’opère pas. Une version qui ne remplit pas ses promesses. Phillips. 1988. Appréciation: Bien*** (Pour l’instant, fichiers non-disponibles).






C’est la version la plus magistrale! La plus expressive et la plus audacieuse. Un accomplissement sur toute la ligne. Comment René Jacobs (1946) a su, plus que tous les autres, donner à cette Messe tant de profondeur et d’éclat? Cet artiste lyrique a débuté sa carrière comme contreténor et a collaboré avec les plus grands. Nous avons déjà un début de réponse. Jacobs aime la voix et ça s’entend! Il a donné beaucoup de latitude aux solistes. De vraies voix incarnées, vibrantes, presque opératiques, s’expriment ici en toute liberté. De son côté, le fameux Rias Kammerchor devient une entité à part entière, que Jacobs fait vivre en le nuançant admirablement. L’alternance entre le concertino et le plein ripieno donne un relief puissant au choeur. Le récit liturgique est vécu dans tous les états d’âme possible. Jamais un Kyrie ne fut aussi poignant, d’une lenteur solennelle imposée, que certains trouveront peut-être trop appuyé. La contrition et la supplication, la mort et l’expiation, mais aussi la gloire et l’extase! Indispensable. Berlin Classics. 1993. Appréciation: Sommet du Parnasse******

Gloria in excelsis Deo/In Terra Pax

Laudamus te (Bernarda Fink, soprano II)

Gratias agimus tibi






Ton Koopman (1944) est issu également de la Mecque néerlandaise de la musique ancienne. Élève de Gustav Leonhardt, claveciniste, organiste et chef d’orchestre, il s’est surtout fait connaître dans le répertoire de Bach qu’il n’a cessé d’approfondir. Comme son illustre prédécesseur, il a travaillé sur une intégrale des cantates avec son ensemble d’Amsterdam. Koopman le charismatique, excellent communicateur, transmet toute sa sensibilité à ses chanteurs et musiciens. Le choeur est comme dans un état de grâce continuel, leurs voix s’élevant librement dans une belle acoustique. Les phrasés, soulignés d’un magnifique legato, se meuvent et bercent l’âme de leur étreinte. Koopman s’est entouré de ses solistes préférés habituels: Schlick, Wessel, de Mey et Mertens, artistes accomplis qui forcent le respect par leur présence lumineuse. Cette Messe est la plus irradiante. Erato. 1995. Appréciation: Sommet du Parnasse******

Et in Spiritum Sanctum (Klaus Mertens, basse)

Sanctus

Osanna in excelsis






Après cet aperçu des premières versions qui ont émergées au disque, la Messe en si mineur a continué son chemin. Il y a eu par la suite tellement d’enregistrements et même certains chefs l’ont repris plus d’une fois. Ils se valent maintenant presque tous, mise à part quelques nuances, des voix et des approches différentes. Celui de cet ensemble britannique est tout à fait spécial et j’ai cru devoir le souligner. Le Rodolfus Choir est un ensemble d’étudiants de 40 voix que leur directeur Ralph Allwood a perfectionné et dirigé. Pour cet enregistrement, un modeste orchestre d’une vingtaine de musiciens fut utilisé. L’exécution est superbe, tout en douceur. Sans rien bouleverser, cette prestation continue paisiblement son parcours jusqu’à son admirable conclusion, le Dona nobis Pacem. Un album qui fait tout simplement du bien. Signum Classics. 2010. Appréciation: Superbe*****

Qui tollis peccata mundi

Qui seds ad dextram (Clint van der Linde, alto)

Dona nobis pacem






Bach au Japon! On ne peut passer sous silence cette excellente réussite de Masaaki Suzuki et son ensemble Collegium Japan. Solistes et Choeur sont parfaits et suivent les indications du maître à la lettre. Mais l’esprit où est t’il? Le soin apporté est bien sûr incomparable, comme tout ce qu’a fait Suzuki jusqu’à présent. Mais j’ai toujours la même impression d’un fini glacé. Les choristes sont comme plaqués sur un fond, sans vraiment de relief. L’exécution instrumentale n’est pas mise en cause. C’est vif et léger comme un air frais. On écoute cette Messe comme un concerto spirituel. On admire les vitraux par lesquels entre la lumière. Bis. 2007. Appréciation: Superbe***** 

Christe eleison (Carolyn Sampson/Rachel Nicholls)

Domine deus (Carolyn Sampson/Gerd Türk)

Et Incarnatus/Crucifux/Et Resurrexit (Peter Kooij, solo)

 

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