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Infinite Voyage. Quatuor Emerson. Barbara Hannigan. Bertrand Chamayou.

Posted in Berg, Hindemith, Schoenberg with tags on 15 octobre 2023 by René François Auclair

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Paul Hindemith (1895-1963): Melancholie op.13

Alan Berg (1885-1935): Quatuor op.3

Ernest Chausson (1855-1899): Chanson perpétuelle op.37

Arnold Schoenberg (1874-1951): Quatuor no.2 op.10

Enregistré à Muziekcentrum, Hilversum, Pays-Bas en août 2022.

Guido Tichelman, ingénieur de son.

Alpha Classics. 2023. Alpha1000. 72m.55s.

Appréciation: Sommet du Parnasse******

Sombre goutte, tiré de Melancholie op.13 de Hindemith

Langsam du Quartet op.3 de Berg

Ravissement du Quartet op.10 de Schoenberg

 »Je sens un air d’une autre planète. L’obscurité fait pâlir à mes yeux ces visages. Amis qui à l’instant se tournaient vers moi. Arbres et chemins que j’aimais blêmissent. À peine si je peux les reconnaître, et toi, lumineuse ombre chérie, invocateur de mes tourments. »(Stefan George)

Le Quatuor Emerson tire sa révérence avec cet ultime album. Fondé à New-York en 1976, il est constitué pour la plupart des membres originaux. Cet ensemble, très estimé, a posé des jalons importants dans l’interprétation du grand répertoire de musique de chambre. Ils ont touché presque à tout, de Haydn jusqu’à la musique contemporaine. Les voilà donc, une dernière fois, dans un programme très sombre, auquel on leur a joint l’extravagante soprano aux multiples talents, Barbara Hannigan.

Poésie funèbre, sons inquiétants, décomposition des formes tonales vers l’atonalité, on comprend vite que cet album n’est pas pour tout le monde! On est au début d’un 20e siècle tourmenté, la musique semble parfois désespérante, mais lucide, l’expression de nouveaux états d’esprit en musique étant en émergence.

Melancholie op.13 d’un jeune Hindemith de 22 ans, propose quatre poèmes sous un éclairage lunaire digne de la Nuit Transfigurée de Schoenberg. L’écriture de Hindemith est subtilement tonale, la musique est descriptive et expressionniste. Hannigan et le Quatuor Emerson offrent une vision de ce monde nocturne avec beaucoup de sensibilité.

Le Quatuor op.3 d’Alban Berg, oeuvre en deux mouvements, est une exploration sonore frissonnante d’idées musicales inusitées. On a l’impression de voir s’animer les images muettes du Nosferatu de F.W. Murnau. Les différentes textures des cordes, parfois saisissantes, soulignent un climat angoissant peuplé de créatures qui vont et viennent dans la nuit.

La Chanson Perpétuelle op.37 de Chausson vient apporter un peu de la chaleur du système tonal. Pièce pour voix, cordes et piano, elle est d’une belle mélancolie, d’un romantisme familier. Le poème, écrit par Charles Cros, dépeint une ode funèbre pour un être bien-aimé. Barbara Hannigan est splendide, chantant dans un français très respectable.

La pièce maîtresse du disque est cependant le quatuor no.2 de Schoenberg, écrit en 1907, peu avant que son créateur ne bascule dans le dodécaphonisme. Les premières mesures rappellent le pathos romantique de Brahms, puis la transition vers le chromatisme ne tarde pas à s’installer. Schoenberg, en proie à une grave crise personnelle et matrimoniale, se déchaîne dans un scherzo d’une effroyable complexité, un genre de chaos organisé. La réaction du public fut violente,  »rires et sifflets furent tels, que l’on peina à entendre les deux volets chantés. »

Les deux derniers mouvements intitulés, Litanei et Ravissement, sont tirés d’un poème de Stefan George (1868-1933), apportent une certaine accalmie, la quête de paix au sein d’un paysage dévasté. La voix s’élève, puis crie sa douleur.  »Tue le désir, ferme la plaie! Ôte-moi l’amour, donne moi ton bonheur! » La dernière partie est une invitation à la transcendance, au flottement de l’esprit dans l’espace.

Barbara Hannigan se fond dans l’oeuvre de Schoenberg, autant par des nuances subtiles que par sa projection vocale. Son expression est puissante, théâtrale et parfois démesurée. Elle seule pouvait nous faire vivre cette folie noire. Les Emerson, grands musiciens devant l’éternel, ont puisé dans leur dernières ressources pour accomplir ce travail d’orfèvre, techniquement et artistiquement irréprochable, appuyé par une matérialité sonore qui ont fait leur réputation.

Inspirés par le grand philosophe transcendantaliste Ralph Waldo Emerson, dont ils empruntent le nom, les artistes de ce quatuor légendaire peuvent maintenant se reposer en paix. Un grand disque, essentiel et troublant.